La fabrique du développement sur les territoires est un processus qui s’inscrit davantage que par le passé dans un environnement plus ouvert, collaboratif, interconnecté, transversal, écologique…, où la vitesse d’exécution est déterminante.
Ce qui est en jeu pour les prochaines années au regard de l’urgence d’agir, ce n’est pas tant le renouvellement de nos pratiques, de nos outils, de nos méthodes, mais bien l’hybridation et la simplicité de nos savoir-faire. In fine, ce processus d’hybridation et de simplification débouchera sur une transformation de l’ingénierie des pratiques collectives territoriales. Cet article est en fait un appel lancé à toutes les communautés (élus, développeurs, chercheurs, consultants, entrepreneurs…) pour œuvrer à l’hybridation et la simplification de la « boîte à penser et à outils » de l’ingénierie des pratiques collectives territoriales. Pour engager l’échange, je propose trois pistes d’inspiration, toutes susceptibles de changer nos pratiques d’ingénierie, ayant un effet direct ou indirect sur notre manière de pratiquer le changement.
–Fabriquer de nouvelles dynamiques collectives à partir de trois leviers : cognitif, expérientiel, échange
–Concevoir des dispositifs centrés sur la pratique du changement
–Mieux utiliser le potentiel numérique pour rendre visibles et tangibles les transformations à l’œuvre
Plus les questions transversales deviennent importantes, plus les organisations doivent décloisonner, fluidifier, échanger, mutualiser, plus la question du processus collectif d’apprentissage devient cruciale dans la construction de stratégies et la mise en œuvre de ces stratégies. Nos travaux de recherche nous ont permis de formuler un certain nombre de constats :
Les démarches de territoire qui sollicitent seulement des apprentissages cognitifs ne peuvent déboucher sur l’action,
le passage à l’action sur les territoires suppose de nouveaux apprentissages cognitifs, comportementaux et organisationnels qu’il faut faire émerger à l’occasion des démarches (et non après), ces nouveaux apprentissages ne peuvent s’ancrer dans un système organisationnel de façon durable et efficace (du fait de la multiplicité des organisations publiques et privées) sans continuité cognitive et organisationnelle. Cette continuité cognitive et organisationnelle est indispensable pour relier les enjeux aux ressources des acteurs, pour produire les solutions attendues, pour fluidifier la communication entre des acteurs aux cultures, pratiques, objectifs…, différents, pour faciliter le pilotage de l’action collective dans un écosystème où il faut partager, mutualiser, voire régénérer les ressources utilisées. Ces changements à opérer ne sont pas seulement le produit d’informations supplémentaires, ni d’une simple prise de conscience ; ils nécessitent le plus souvent un changement de paradigme induisant de nouvelles références cognitives (nouvelle manière de pensées) et expérientielles (nouvelles façons de faire), pouvant servir à la fois d’exemple et de modèle.
Ces nouvelles références sont le produit de trois leviers : la connaissance, l’expérience et l’échange. La connaissance est le produit d’une information extérieure traitée par un groupe d’individus. Elle privilégie l’approche par les contenus. L’expérience est liée à des situations vécues à partir d’actions ou d’événements. Elle repose sur une approche par les processus. Les échanges multiplient les manières de relier connaissance et expérience, les possibilités d’apprendre, de bifurquer ou d’inventer. Nous devons donc imaginer les dispositifs qui vont hybrider plus efficacement connaissance – expériences- échanges.
Ces dispositifs existent depuis plus de 20 ans. Ils sont le fruit d’expérimentations menées depuis le milieu des années 90 dans le cadre de l’Association Française d’Excellence Territoriale, le programme européen Eurexcter (Excellence territoriale en Europe) et le réseau ARADEL. Leur conception et leur mise en œuvre reposent sur 3 postulats :
– Hybrider approche causale et approche effectuale pour mettre habilement en tension volonté d’agir et capacité d’actionL’approche effectuale fait varier le but du projet, élément qui n’existe pas encore, quand l’approche causale fait varier les ressources du projet, qui sont toutes des options existantes. Ces deux approches ne s’opposent pas, elles sont complémentaires, elles créent une tension positive entre la réalité et le futur souhaité (Senge, 1991). Elles engendrent des transformations bien au-delà de l’apprentissage en boucle simple (1972, Bateson ; 1978 Argyris), notamment parce qu’elles réinterrogent les pratiques des acteurs de l’offre au profit de stratégies collectives centrées sur les besoins et les ressources.
– Centrer l’approche sur la notion de ressources territoriales pour accélérer la création d’un langage et d’un cadre d’action communs.
La ressource témoigne d’un potentiel de développement. On peut considérer les ressources territoriales comme tout objet matériel (un produit par exemple) ou immatériel (un savoir-faire, un patrimoine culturel, etc.) dont la valeur est reconnue localement, et qui peut, de ce fait, faire l’objet d’une valorisation individuelle ou collective. Générique (pétrole, bois…) ou spécifique (Reblochon, Sancerre, Saucisse de Morteau), la ressource est le point de départ pour fabriquer du commun et faire face à de multiples enjeux (climatiques, démographiques, écologiques, économiques, sociaux, technologiques, humains…). L’approche par les ressources décloisonne et témoigne du potentiel de développement d’un territoire, crée des coopérations, établit de nouveaux liens entre demande et offre, vise des finalités autant marchandes que non marchandes et peut déboucher sur des stratégies de différenciation.
– Mettre en place une gouvernance de projet (par opposition à une gouvernance institutionnelle).
Le pilotage des projets de territoires oblige les acteurs à reconsidérer la question de la gouvernance. Le réflexe naturel est de construire des dispositifs de pilotage avec les décideurs institutionnels privés ou publics, qui généralement conduit à verticaliser les processus de décision et d’action, voire à couper les liens entre réflexion-décision et action. Pour dépasser les limites de la gouvernance institutionnelle, nous proposons de construire des dispositifs de gouvernance de projet à partir de deux clés :
–Le diagnostic des ressources. Le travail d’inventaire des ressources est déterminant pour produire un diagnostic. L’application mia (map in action) développée par Hyco permet par exemple de cartographier un écosystème de ressources et d’identifier derrière chaque ressource les parties prenantes.
– L’association de la maîtrise d’usage à la maîtrise d’œuvre et d’ouvrage. La maîtrise d’usage (MUE ou MUA) met l’accent sur l’importance de la prise en compte des besoins et des pratiques des bénéficiaires finaux de la conception au déploiement d’un projet.
Les nouvelles technologies permettent aujourd’hui de construire des applications flexibles et structurantes. Hyco a ouvert une voie avec son application mia qui n’est pas seulement un outil logiciel associant différentes fonctionnalités, mais une fabrique d’expériences collectives transformatrices. Notamment parce que :
– Elle ouvre des possibilités nouvelles pour pallier l’absence d’ingénierie. L’itération entre expertise métier et expertise logicielle permet de modeler des outils de pilotage qui donnent à voir la transversalité d’un programme d’actions, améliore la communication et des échanges autour de la plateforme à travers la mise à jour participative des données de suivi et d’évaluation, et produit de la confiance par l’accessibilité aux informations librement partagée entre partenaires.
– Elle assure une continuité cognitive et organisationnelle nécessaire pour agir et penser globalement. Compte tenu de la variété des acteurs et de la transversalité des sujets traités, le suivi de l’ensemble des données reliées à un programme d’actions est une opération périlleuse. Il est alors nécessaire de disposer d’outils interopérables pour faciliter le transfert de données, la circulation de l’information, associer et produire des connaissances pour le développement de nouvelles pratiques de réseau. Cet outil enrichit le portefeuille des communs, tout en étant un complément indispensable du système d’information propre à chaque organisation.
– Elle développe des capacités d’apprentissages collectives. En devenant un support commun quotidien à la création de connaissances et à l’apprentissage organisationnel, les technologies de l’information modifient les pratiques de travail en libérant du temps pour le travail d’animation et en démultipliant les effets de diffusion de l’information produit, en réintroduisant la question du sens dans les pratiques de pilotage (par exemple l’évolution des représentations des d’acteurs, les contenus disponibles pour produire de nouvelles idées, les ressources mobilisées). L’expérience montre que la simplicité est structurante et facilitatrice pour l’apprentissage.
Nous sommes confrontés à des problèmes qui dépassent souvent nos savoirs et nos savoir-faire existants. Il ne s’agit pas seulement dans un premier temps de résoudre ces problèmes, mais plutôt de formuler, voire reformuler des questions (problématiques) acceptables aux yeux des acteurs compatibles avec les enjeux liés aux transitions, de trouver non pas les réponses, mais le chemin qui conduit à des solutions opérationnelles répondant à ces enjeux et validées par les acteurs. Les clés sont avant tout des compromis d’acteurs qui font surgir les questions essentielles sur lesquelles les acteurs acceptent de mobiliser des ressources sur des actions concrètes. Ces réussites ne naissent pas du hasard, elles reposent sur des alliances robustes et raisonnées entre acteurs et sur des expériences collectives transformatrices.
Vincent Pacini – Enseignant chercheur au Conservatoire National des Arts et des Métiers & Co-fondateur de HYCO